Auteur/autrice : Lucas

  • Filmer ce qu’on ne peut exprimer

    Retranscription de la séance de questions-réponses qui a suivi l’avant-première du film Renoir de Chie Hayakawa, le 26 août 2025 au cinéma mk2 Bibliothèque à Paris. Traduction par Miyako Slocombe. Je recommande de voir le film avant de lire le texte. La première question du public est la mienne !

    Modératrice : D’où est venue l’envie de faire Renoir ?
    Chie Hayakawa : C’est à peu près depuis que j’avais l’âge de Fuki que je voulais faire des films. Il y avait plein de choses, des instants précis, des émotions précises que j’avais envie de mettre en scène au cinéma, et j’ai l’impression qu’avec ce film, je suis enfin parvenue à faire ce que j’avais envie de faire.

    Modératrice : Est-ce que vous aviez déjà envie de faire ce film depuis que vous avez 11 ans ?
    Chie Hayakawa : Non, pas exactement, j’avais plutôt de nombreuses bribes de scènes, que j’ai assemblées au moment de l’écriture du scénario de ce film, et c’est ça qui a donné ce que vous venez de voir.

    Modératrice : Le film se passe en 1987, et j’ai un peu deux questions en une : déjà, pourquoi cette période-là de l’histoire du Japon, mais aussi, en 1987 vous aviez 11 ans comme Fuki, donc à quel point Fuki c’est vous ?
    Chie Hayakawa : Effectivement, il y a le fait que j’avais 11 ans qui a orienté ce choix de placer le film à cette époque, mais c’est un film qui aurait pu se passer de nos jours, cependant il y avait ce concept de service de messagerie qui lui n’existait que dans les années 1980 et c’est surtout pour cette raison qu’il a été nécessaire de situer ce film à ce moment-là. Après, tout ce qui se passe dans le film, chaque épisode du récit, ce sont des fictions, ce ne sont pas du tout des choses qui me sont arrivées dans la réalité, en revanche dans la personnalité de Fuki, il y a beaucoup de parts de moi qui sont représentées. L’actrice Yui Suzuki, qui joue le rôle de Fuki, a eu aussi un rôle important car c’est une personne qui a énormément de charme, et qui a aussi réussi à insuffler sa propre personnalité, sa propre originalité au film.

    Modératrice : À quel point le film est personnel ? Il est très différent de Plan 75, votre précédent long métrage.
    Chie Hayakawa : On peut dire que c’est un film très personnel. Dans Plan 75, on était plutôt dans des problèmes de société, c’est un film qui est né de cela. Pour Renoir, j’avais envie d’une approche complètement différente, et d’être plus au niveau des sensations, de la sensibilité, et d’exprimer à travers un film des choses difficilement exprimables par les mots.

    Modératrice : Plan 75 traitait, dans une sorte de fiction un peu futuriste, d’un plan pour que les personnes de 75 ans puissent décider de mettre fin à leur vie contre rémunération, dans un Japon du futur. On parlait donc déjà de mort, et là aussi on retrouve ce lien avec la mort et le deuil, avec l’histoire du père. C’était quelque chose de conscient, ou ça vous est un peu tombé dessus, « mince, mes deux films parlent de ça » ?
    Chie Hayakawa : Je pense que j’en ai pris conscience une fois que le film a été fait. Après avoir réalisé Plan 75, je me suis demandée pourquoi cette thématique-là de la mort, du deuil, m’attirait autant, et je me suis rendue compte que moi-même, dans ma propre enfance, avec la vie que j’ai menée avec mon père malade, qui lui aussi a fait face à la mort, ça a eu une grande influence sur moi, cette perception de la mort, que j’ai mise en scène dans Plan 75. En ce sens-là, on peut donc dire effectivement qu’il y a un lien entre les deux films.

    Modératrice : Ce qui est intéressant, c’est de voir que le film ne traite pas tant de la disparition que de l’entre-deux. C’est-à-dire que pendant tout le film, le père est encore là même si on le sait condamné, donc on n’est pas vraiment dans le deuil ni encore dans la vie, on est dans ce près deuil. Est-ce qu’on peut dire que c’est ce que raconte le film ?
    Chie Hayakawa : C’est vrai que Fuki est un personnage qui est constamment proche de la mort, mais qui au début ne comprend pas que c’est quelque chose qui provoque forcément de la tristesse. Je crois que c’est un film qui parle de ça. Fuki ne comprend pas ce que c’est que le deuil au début et va petit à petit le découvrir. Pendant tout le film, elle est en train d’observer des gens qui pleurent, dès le début on a ces plans d’enfants qui pleurent, puis la scène des funérailles où ses amis sont en train de pleurer sa mort, on a aussi la mère qui crie de douleur à l’hôpital parce qu’elle a perdu son enfant. Au début, Fuki ne comprend pas la raison de ces larmes, mais à mesure que l’histoire va avancer, elle va le comprendre. Le film parle de cette transformation qui s’opère en elle.

    Modératrice : J’ai une dernière question : pourquoi le titre Renoir ?
    Chie Hayakawa : J’avais l’idée au départ de trouver un titre qui n’ait pas de lien direct avec l’histoire. Et je trouvais ça amusant d’avoir un contraste entre un film qui parle d’une jeune fille dans le Japon des années 1980, avec un titre qui ait le nom d’un peintre français. Lorsque le film a été présenté à Cannes, parmi les retours que j’ai eus, on m’a dit que les peintres impressionnistes accumulaient de la couleur pour former un tableau, et qu’à ce titre-là on pourrait établir une comparaison avec ce film qui accumule plein de petits épisodes, qui une fois cumulés forment une histoire. Dans ce sens-là, mon film a été comparé à un tableau de ce style. D’autre part, dans le Japon des années 1980, il y avait beaucoup de reproductions de tableaux occidentaux célèbres d’artistes comme Renoir, et c’était très à la mode d’avoir chez soi de telles reproductions, il y en avait aussi chez moi. Á l’époque, les Japonais admiraient beaucoup la culture occidentale et voulaient la rattraper. C’était une époque où ils faisaient beaucoup d’efforts pour être au niveau, alors qu’aujourd’hui, on trouve ça aussi étrange de décorer nos petites maisons japonaises de fausses peintures occidentales. C’est très révélateur des années 1980 au Japon.

    Public : Ces derniers mois, en France, on a eu l’opportunité de découvrir la filmographie d’un réalisateur japonais qui s’appelle Shinji Somai, et en voyant Renoir, j’avais encore assez fraîches dans ma tête les images du film Déménagement. Je me demandais si ça avait pu être une inspiration, étant donné qu’on a aussi dans votre film une sorte de déménagement, une sorte de séparation, qu’on a une situation d’incommunicabilité entre parent et enfant, et même, vers la fin du film, une situation où l’enfant est un peu en errance seul, ce qu’on retrouve dans Déménagement avec ce passage onirique. Je voulais savoir si c’était un film auquel vous pensiez ou si c’est moi qui a vu ce lien comme j’ai vu le film récemment.
    Chie Hayakawa : J’ai vu le film Déménagement de Shinji Somai quand j’étais au collège, et j’ai vraiment adoré. Il faisait partie de mes favoris. Je me disais qu’un jour, moi aussi j’aimerais réaliser ce genre de film, donc oui, c’est une grande influence de Renoir, qui est d’ailleurs parsemé de toutes sortes d’hommages. Jusqu’ici, Shinji Somai n’était pas un réalisateur beaucoup présenté à l’étranger, et c’est seulement ces dernières années que ses films commencent à y être projetés, notamment Déménagement. Par conséquent, je rencontre beaucoup de personnes qui l’ont vu, avant de voir mon film, et c’est quelque chose qui me rend très heureuse.

    Public : Je n’ai pas vraiment de questions mais je voulais vous remercier pour les thèmes que vous avez abordés dans ce film. Je trouve qu’ils sont très importants, et qu’on ne les exploite peut-être pas assez. J’ai aussi beaucoup apprécié la fin du film que je trouve très positive, avec le retour de la complicité entre la petite fille et sa maman. Je travaille dans une maison de retraite et j’ai l’habitude de voir les accompagnants, les proches, qui sont en contact avec la mort et la refusent, souvent. Là, je trouve que c’était vraiment abordé de manière très délicate et très positive.
    Chie Hayakawa : Merci beaucoup.

    Public : Tout d’abord, je voulais vous dire que votre film a été un de mes préférés à Cannes. Á propos des sujets que vous y abordez, le deuil, la relation mère-fille, la pédophilie, je voulais savoir quelle était l’idée première, le message que vous vouliez transmettre, et si vous vouliez dès le départ explorer tout un panel de thématiques, en laissant la liberté au spectateur de se faire sa propre idée.
    Chie Hayakawa : Je voulais faire un film dans lequel je puisse exprimer au maximum des sentiments que moi-même je ne comprends pas bien. Exprimer à travers le cinéma l’incompréhensible et l’inexplicable. Pour vous expliquer pourquoi, quand Plan 75 est sorti j’ai eu toutes sortes d’interviews, et je me rendais compte que j’arrivais très facilement à expliquer le film, et en fait je trouvais ça un peu ennuyeux. Je me suis dit que pour ce deuxième film, j’allais vraiment laisser mes impulsions parler d’elles-mêmes.

    Public : J’ai une question sur la musique et l’ambiance sonore du film, que j’ai trouvé très touchante. Notamment lors des moments inconfortables où il y a des sons dissonants. Comment avez-vous travaillé ça, est-ce que c’était votre volonté quand vous avez commencé ce film ?
    Chie Hayakawa : C’est le même compositeur que Plan 75, un compositeur français. On s’était mis d’accord dès le début sur le fait qu’on ne voulait pas utiliser la musique pour augmenter l’effet dramatique, mais qu’on allait uniquement l’utiliser dans le monde imaginaire de Fuki. Il y a aussi de nombreux sons qu’on entend tout au long du film. Il me semble que les enfants sont beaucoup plus sensibles à tous les bruits qui les entourent. Par rapport à la peur que ressent le père par rapport à sa mort imminente, j’ai voulu l’exprimer à travers le son, par exemple dans une scène où il se lave les mains, on entend très fort le bruit de l’eau qui coule et qui s’échappe via les canalisations, et le travail du son permettrait d’exprimer ce qu’il se passait émotionnellement dans l’esprit des personnages.
    Modératrice : Le compositeur s’appelle Rémi Boubal.

    Public : J’ai une question à propos de la gestion des acteurs. Comme vous dites que c’est un film très personnel, lors du casting, avez-vous eu des difficultés à trouver l’actrice principal, du fait que vous cherchiez peut-être un peu de vous en elle ? Et comment ça s’est passé sur le plateau pour gérer ces impulsions que vous aviez ?
    Chie Hayakawa : Concernant le casting, je m’attendais à devoir auditionner plusieurs centaines d’actrices pour le rôle principal, mais il se trouve que Yui a été la première que j’ai auditionnée, et j’ai eu la chance de tout de suite la trouver. Je m’attendais à ce que ce soit assez difficile de diriger une jeune actrice, mais il se trouve que Yu Suzuki est une actrice extrêmement talentueuse, et je n’ai pratiquement pas eu à lui donner d’instructions. Je n’avais pas besoin de lui expliquer qu’elle devait avoir tel type d’expression à tel moment, ou que son personnage est censé ressentir ceci ou cela, je l’ai vraiment laissée libre d’interpréter comme elle le voulait le personnage de Fuki. En tant que réalisatrice, ça a été très facile de travailler avec elle. Du coup, il ne s’agissait pas tant que recréer mon enfance, que de rapprocher ce que j’étais enfant au personnage de Fuki.

    Public : J’ai une question par rapport aux séquences imaginées par Fuki tout au long du film, notamment celle qui sert d’introduction. Est-ce que derrière ces séquences, outre le fait de rappeler que Fuki est une enfant, il y a aussi une volonté de l’installer comme une narratrice peut-être pas très fiable, et qu’on remette en question le reste des événements du film ? Si oui, est-ce que le fait de garder volontairement floue la limite entre ce qu’il se passe réellement et ce qui fait partie de l’imagine de Fuki a pu influencer le scénario ?
    Chie Hayakawa : Dès l’étape du scénario, je tenais à ce que la frontière entre réel et imaginaire soit floue, cela parce que quand j’étais moi-même enfant, j’imaginais beaucoup de choses et j’avais beaucoup de fantasmes, et cette frontière entre ce qui était dans mon imagination et ce qui se produisait réellement était extrêmement floue.

    Modératrice : Dans ce sens-là, j’ai une question sur le moment où Fuki fait un signe d’au revoir vers la fin du film. C’est un au revoir à qui ?
    Chie Hayakawa : Différentes interprétations sont possibles. Ça peut être une scène issue d’un rêve de Fuki, mais peut-être aussi de sa mère. C’est peut-être aussi Fuki qui quitte sa famille pour partir dans le monde, et qui lui dit au revoir. Elle dit peut-être aussi au revoir à son père mort, elle dit peut-être à sa mère qu’elle sort de chez elle, ou c’est peut-être aussi la mère qui regarde sa fille. Je voulais que ce soit quelque chose d’ouvert à toute interprétation.

  • Le jeudi, on porte du rose

    Changer de vocaliste pour un groupe n’est pas chose aisée. À tort ou à raison, le chanteur ou la chanteuse est d’abord souvent le visage d’une formation, et ensuite, avant même la musique, sa voix est l’élément qui nous fait accrocher. Avez-vous déjà abandonné un groupe pour cette raison ? Sans trop réfléchir, je pense aux néerlandais de The Gathering, pour qui j’ai perdu tout intérêt après le départ d’Anneke van Giersbergen. J’étais pourtant fan de leur métal atmosphérique, mais je n’ai pas eu la foi d’écouter sa remplaçante. En 2021, l’étonnant trio japonais Wednesday Campanella annonçait le départ de sa charismatique chanteuse Kom_I, remplacée par une certaine Utaha. Les fans savaient bien ce que la première avait d’irremplaçable : sa voix espiègle, son style unique, son indépendance d’esprit, autant de choses qui en font une artiste à part, à l’image de son projet musical. J’ai pourtant laissé sa chance à la petite nouvelle, et, si elle amène quelque chose de différent, appris à apprécier les morceaux du « Wed Camp’ » nouveau. Jeudi, c’est accompagnée du producteur et membre fondateur Kenmochi Hidefumi qu’elle s’est produite au Petit Bain, à Paris.

    Après un DJ qui a eu le bon goût de placer un titre de Perfume et Mayonaka no Door (Stay with Me) de Miki Matsubara, Kenmochi est apparu au fond de la scène, éclairant l’arrière de la salle à l’aide d’une lampe torche. Une entrée à la Johnny ? Dans une péniche pleine à craquer (le concert était complet) ? Il fallait oser, Utaha l’a fait. Certes, le Petit Bain n’est pas le Parc des Princes, mais quand même, on était serrés. Toute vêtue de rose, la chanteuse s’est ainsi frayée un chemin jusqu’à la scène, pour notre plus grande joie à tous ; ce qu’elle refera d’ailleurs plus tard. La dernière fois que j’avais vu une chanteuse se mêler à la foule, c’était celle de Kap Bambino, pas vraiment le même style, donc. Très cool.

    Utaha de Wednesday Campanella fendant la foule au Petit Bain façon Johnny au Parc des Princes (la troisième sera la bonne, pardon il est tard)

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    Le rose, parlons-en, d’ailleurs. J’ai tout de suite pensé aux tenues portées par Kyary Pamyu Pamyu lors de son dernier concert parisien, au Cabaret Sauvage. Kom_I serait-elle apparue ainsi ? Elle n’était pas contre les vêtements hauts en couleur, mais peut-être pas à ce point. « Kawai », « cute », Utaha a d’ailleurs été complimentée par le public. Mais il n’y avait pas qu’elle au rang des attractions visuelles : une personne en costume de loup sur Little Red Riding Hood, Kenmochi soudain vêtu d’un habit à motif de vache, des danseuses maniant la passoire à ramen, et, clou du spectacle, un maneki-neko gonflable sur le morceau du même nom. Kom_I avait sa boule gonflable et chantait au milieu du public juchée sur un escabeau ; l’on est content de voir que Wednesday Campanella n’a pas perdu le sens du spectacle.

    Ce changement d’interprète, en revanche, renvoie au passé le répertoire de Kom_I, ce à quoi je m’attendais mais qui fait quand même un pincement au coeur. Il fallait être à Reims, il y a quelques années de ça, pour profiter des chansons de la première époque Wednesday Campanella. Depuis son arrivée, Utaha a posé sa voix sur assez de morceaux pour remplir une setlist, c’est donc de Buckingham, Chateaubriand et autres Edison dont nous avons profité jeudi. Des titres qui reflètent l’ouverture toujours présente du projet au monde, aux arts et à la science. Le style vocal mélange toujours rap et chant plus classique, et si le son un brin saturé où je me trouvais n’aidait pas trop, j’ai trouvé qu’elle s’en sortait bien, sans être d’une justesse infaillible. Elle était aussi généreuse, jamais avare de mimiques rigolotes, et faisant tout son possible pour échanger avec le public à l’aide du peu d’anglais à sa disposition. En ce qui concerne Kenmochi, il continue de nous servir l’electro-pop fine que l’on a appris à aimer, et certains titres comme The Big Four ou Akaneko ont mis une sacrée ambiance. Il faisait chaud au Petit Bain, Kom_I n’est plus là, mais avec Utaha, on s’est bien amusés. Et je continuerai d’écouter son « Wed Camp’ ».

  • La danse des trépassés

    La Cinémathèque française consacrait dernièrement une rétrospective au réalisateur italien Antonio Margheriti. Un inconnu pour ma part, mais la présence de films de genre m’a poussé à m’y intéresser. Horreur gothique, science-fiction, polar… Si j’ai aussi exploré la deuxième, c’est de la première catégorie dont nous allons parler ici, avec Danse macabre, sorti en 1964 et récemment remasterisé en 4K. Tout commence par une interview, qu’un journaliste du Times espère décrocher auprès d’Edgar Allan Poe. Quand il trouve enfin l’écrivain, ce dernier conte une histoire d’épouvante à un ami dans une taverne londonienne. La discussion s’engage, et le journaliste, campé par le Français Georges Rivière (La Vierge de Nuremberg du même réalisateur), confie ne pas croire à l’existence du surnaturel. L’occasion pour Lord Blackwood, attablé avec eux, de lui proposer un défi : survivre dans son vieux château à la nuit des trépassés, qui voit les défunts reprendre forme humaine pour mourir à nouveau…

    En 1959, dans La Nuit de tous les mystères de l’américain William Castle, Vincent Price promettait 10 000 dollars à cinq personnes pourvu qu’elles passent la nuit dans une maison hantée. Ici, le pari entre Lord Blackwood et le journaliste, Alan Foster, s’élève d’abord à 100 livres avant d’être réduit à 10 eu égard à la précarité de sa profession. Laissé seul au château pour relever le challenge, notre envoyé spécial aux frontières de la vie et de la mort est témoin d’étranges occurrences qu’il tente de rationaliser. C’est alors qu’il rencontre Elisabeth Blackwood, soeur de, interprétée par la Britannique Barbara Steele (La Sorcière sanglante, idem), avant que d’autres occupants ne se manifestent à leur tour. Le jeu peut alors commencer.

    Comme dans la maison du 7bis rue du Nadir-aux-pommes de Céline et Julie vont en bateau, de Jacques Rivette, où les mêmes scènes sont rejouées sans cesse par des acteurs fantômes, les morts reviennent chaque année à la même date reproduire les circonstances de leur trépas. Deux mouvements se succèdent : d’abord introduit aux événements par les revenants, Alan Foster les voit ensuite se dérouler sous ses yeux. Dans le même temps, il s’éprend de la troublante Elisabeth, dont le corps chaud semble traduire la vie, et voit sa raison le quitter. Portes qui claquent, cadavres qui respirent, tableau ondoyant, fumées inquiétantes, Antonio Margheriti use de tous les subterfuges pour susciter l’angoisse. Des effets assez réussis qui profitent du noir et blanc, qui fait des merveilles lors de l’arrivée au château. Si l’on peut rouler des yeux face au personnage du journaliste, pas avare de niaiseries pour séduire sa belle, celle-ci fait office de figure tragique, désespérée de revenir à la vie par l’amour. Un sujet plus intéressant, à mon goût, que ne le sont les raisons de sa mort et de celle des autres. Dommage aussi que Lord Blackwood, initiateur de ce jeu pervers, reste condamné au rôle d’élément déclencheur. Pourquoi envoyer ainsi des gens à leur fin ? Par simple plaisir de gagner 100 livres ? Si Danse macabre n’est pas La Maison du diable ou La Chute de la maison Usher, la présence de Barbara Steele, des effets efficaces et un climax réussi, en font un bon visionnage. Sans oublier la restauration, dans la version 4K, de scènes sulfureuses autrefois censurées.

  • Être et paraître

    Un jour de novembre 1954, deux jeunes pousses de la mode posaient timidement au côté de modèles portant leur création. Ils avaient participé au concours du Secrétariat international de la laine, et avaient chacun gagné un premier prix : l’un, dans la catégorie manteau, et l’autre, également titulaire du troisième, dans celle des robes. Une certaine Colette Bracchi s’était également illustrée dans le domaine des tailleurs. D’elle, on ne se souvint pas ; venus d’Allemagne et d’Algérie, ses deux colauréats, comme rassemblés par le destin, portaient en revanche des noms bientôt inscrits dans l’histoire de la mode française : Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent.

    C’est leur trajectoire que raconte en près de 400 pages le désormais célèbre livre d’Alicia Drake The Beautiful Fall : Fashion, Genius and Glorious Excess in 1970s Paris (Beautiful People – Saint Laurent, Lagerfeld : splendeurs et misères de la mode chez Folio), bible des passionnés de mode, attaqué par Karl Lagerfeld à sa sortie en 2006 pour atteinte à la vie privée. La journaliste britannique y raconte sur un peu plus de 30 ans la montée en puissance, puis le règne des deux couturiers, tout en étudiant leur psychologie et leur milieu, aboutissant à un récit passionnant où se mêlent art, argent, goût pour la fête et égos bien trempés. De nombreux témoignages donnent à l’ouvrage sa richesse : Pierre Bergé, Gabby Aghion, Betty Catroux, Diane de Beauvau-Craon, la famille de Bascher… Seules les deux figures centrales manquent à l’appel, mais si leur collaboration aurait enrichi l’ensemble, celui-ci ne manque pas de matière.

    Le livre The Beautiful Fall d'Alicia Drake chez Bloomsbury

    Leur premier prix en poche, Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent ont ensuite fait leur chemin dans le monde de la mode parisienne. Le premier (en résumé) chez Chloe, puis Fendi, avant de prendre le pouvoir chez Chanel ; le second chez Christian Dior, auquel il aurait sans doute succédé s’il n’avait pas été évincé, avant d’ouvrir la maison qui porte son nom. D’abord amis, ils se sont éloignés, entourés chacun par leur clan dont les membres évitaient de se mélanger. Une règle que l’autre personnage majeur de ce récit avait bouleversée : Jacques de Bascher, compagnon de Karl Lagerfeld, dont Yves Saint Laurent tomba amoureux. Qualifié de gigolo par certains, il était haï par Pierre Bergé et tenu responsable de la descente aux enfers du couturier. Pierre Bergé qui n’aimait pas beaucoup plus Karl Lagerfeld et tenait Yves Saint Laurent comme le seul créateur contemporain digne d’intérêt. Karl Lagerfeld qui, en 1984, fera scandale en s’en prenant à son ancien ami dans les colonnes d’Actuel

    Car lire The Beautiful Fall, c’est passer sans transition du nadir de la couture à la plus odieuse mesquinerie. L’on y découvre comment Yves Saint Laurent était déifié par son entourage, les femmes étant tenues à la perfection pour paraître devant lui. Et comment Karl Lagerfeld brisait en un mot assassin des relations, personnelles ou professionnelles, vieilles de plusieurs années. Alicia Drake n’oublie cependant pas d’humaniser ces personnages bigger than life, à travers leurs blessures. Pour Yves Saint Laurent, la dépression, couplée à l’abus de substances diverses. Pour Jacques de Bascher, la peine de n’avoir rien créé, lui qui n’a fait que vivre aux crochets de Karl Lagerfeld. Et pour ce dernier, la mort de son compagnon, emporté par le Sida, qui viendra mettre fin à la fête permanente dans laquelle s’oubliait tout un milieu. Chute moins belle que triste d’un voyage stupéfiant au coeur du glamour.

  • Deux minutes pas plus

    Parler du film japonais En boucle sans vous retenir ici plus de deux minutes, c’est possible ? Essayons. Trois ans après Beyond the Infinite Two Minutes, sorti en 2020, le réalisateur Junta Yamaguchi et le scénariste Makoto Ueda explorent à nouveau le sujet de la distorsion temporelle. Cette fois, le personnel et les clients d’un ryokan de la région de Kyoto se retrouvent à vivre une succession de boucles d’environ deux minutes. Une fois le sablier vide, chacun revient à l’endroit où il se trouvait au commencement de l’incident. Contrairement à un autre film nippon partant du même principe, Comme un lundi de Ryo Takebayashi, les personnages prennent tout de suite conscience du problème. Et joignent donc leurs forces pour trouver la clé du mystère.

    Chaque boucle est un plan-séquence qui nous emmène dans les artères de l’auberge et dans son voisinage immédiat. Pas facile d’aller bien loin en deux minutes… Une fois le dispositif installé, l’on revoit fatalement plusieurs fois les mêmes choses, mais le film fait son possible pour donner sa place à chaque protagoniste et exploiter le potentiel de son concept. Comme avec ces réunions que chacun doit rejoindre de son point de départ, limitant d’autant le temps imparti à la discussion…

    Les boucles temporelles ont le don de révéler ce que l’on néglige d’ordinaire. Les allées et venues contraintes par le temps des employés illustrent en accéléré l’envers de ces métiers où le client est roi. À court de banalités à échanger, leur rôle dans la société suspendu, les personnages n’ont d’autre choix que d’oser la franchise pour débloquer ce qui les empêche d’avancer. Faire sa thérapie par tranches de deux minutes, voilà qui ferait enrager les psychanalystes ! C’est pourtant ce que propose En boucle. C’est aussi, peut-être, où il pèche, le format réduisant selon moi l’attachement aux personnages et la portée émotionnelle de leurs préoccupations. Exception faite du vieil écrivain, empêtré dans son roman-feuilleton, plus touchant – et drôle – que les autres. C’est bien la résolution de l’énigme qui tient le spectateur en haleine. À vous d’en devenir un à partir du 13 août, ne serait-ce que pour soutenir un film plaisant, vraiment pas comme les autres, et sa belle affiche.